
C’est bouleversé que j’entame cette chronique. Profitant de ce confinement où le rythme de nos vies change, je lis les Cinq méditations sur la mort, de François Cheng. Autrement dit sur la vie, précise-t-il dès la couverture. « J’aime la mort du même amour que la vie », écrivait déjà Roger Garaudy de manière paradoxale. Ces temps ne sont-ils pas propices à ce genre de réflexion, la mort nous menaçant tous, déguisée en un invisible virus ?
La mort est notre seule certitude à nous, les vivants. Et, en même temps, notre plus grande incertitude, car nous ne savons ni le jour, ni l’heure, ni le comment, et c’est sans doute une bonne chose. Cette interrogation lancinante nous rejoint parfois à un moment inattendu. Je pense à Anne Philippe qui, dans Le temps d’un soupir, évoque le décès de son mari, le grand comédien Gérard Philippe. « Je ne savais pas que je venais de te voir pour la dernière fois« , se rappelle-t-elle. Et dans Un été au bord de la mer, écrit longtemps après, elle précise que c’est souvent dans les expériences d’intense bonheur que nous surprend l’idée de la mort.
Sur le chemin qui nous mène à la mort – ou à la Vie, donc – nous sommes chacun uniques : telle est notre beauté, mais aussi notre épreuve, car il nous faut faire place à l’unicité des autres, qui est à la fois richesse – que ne nous apportent-ils pas ? – et tentation – nous mesurons leur unicité à l’aune de nos exigences.
Au cœur de chaque instant
A côté de la certitude de la mort, dirait Cheng, il y a celle de la vie. En chacun des instants qui la constitue, nous sommes invités à dire oui à la vie en nous et dans les autres, à dire oui à la formidable aventure de la vie. Nous nous insérons dans son concert universel. Tout se tient, en effet, tout est lié. « Si même une seule fois la joie a fait retentir notre âme, dit le poète jésuite Jean Mambrino, toutes les éternités étaient nécessaires pour créer les conditions de ce seul moment… » Le passé a déjà glissé entre nos mains et le futur est l’objet de tous nos fantasmes, mais dans l’instant présent, nous pouvons éprouver ce « je pense donc je suis », et, plus fort, ce « nous nous aimons donc nous sommes ». Chaque instant est cadeau, car je n’ai pas décidé de venir au monde, j’y ai été appelé. Ce cadeau ne nous appartient pas. C’est nous qui appartenons à la vie, qui sommes portés par elle. Dès lors, cet instant unique de la mort ne serait-il aussi un cadeau, une « possibilité de métamorphose » ?
Personne ne décide de quitter cette vie. Il y a certes le suicide et l’euthanasie, mais ce sont des exceptions. En voici une autre : donner sa vie, la perdre pour un autre ou pour une cause, pour les autres donc. Dans sa sublime quatrième méditation, le poète chinois évoque, pour la seule fois dans son livre, la personne du Christ. « Il est allé vers l’absolu de la vie, il a pris sur lui toutes les douleurs du monde en donnant sa vie, en sorte que même les plus humiliés et les plus suppliciés peuvent, dans leur nuit complète, s’identifier à lui, et trouver réconfort en lui. » Il a ainsi fait montre d’un amour « fort comme la mort, et même plus fort qu’elle. Il a pu dire de ses propres bourreaux : Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Et Dieu ?
Dans cette méditation, Cheng ne peut s’empêcher de nommer Dieu, mot dont il n’abuse jamais. Le Centurion romain avait fait de même au pied de la croix : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu. » Dans C’est chose étrange à la fin que le monde, Jean d’Ormesson nous avait prévenus, Dieu et la mort sont deux questions intiment liées.
Cette mort n’est pas seulement un terme. Elle s’accomplit chaque jour dans le renoncement à nos exigences égocentrées et nos désirs désordonnés en vue de la grande symphonie de l’univers où chacun pourra faire entendre sa note sans craindre celle des autres. « Chaque jour, je dis adieu« , écrit Etty Hillesum.
Elle m’autorisera une autre graphie : « à Dieu« . Peut-on en effet imaginer que nous ne sommes pas attendus ? « Père, entre tes mains, je remets mon esprit ! »
Extrait du journal DIMANCHE N°15 du 12 avril 2020
Méditation pour un Vendredi saint
Les mots pour le dire – La chronique de CHARLES DELHEZ SJ