
Et si le nihilisme, cette aspiration au rien, quand la vie s’enlise dans l’ennui ou le non-sens, était un virus encore plus dangereux que le Covid-19 pour l’avenir de nos sociétés ? Pour le déjouer, le dominicain Dominique Collin invite chacun, à travers son ouvrage « L’Évangile inouï » (publié chez Salvator), à redécouvrir ce qui donne vie à la vie, ce qui lui est essentiel. L’Évangile, pour autant qu’on puisse l’écouter pleinement, rappelle la valeur incommensurable de toute vie, et se présente comme le plus grand antidote au nihilisme ambiant, insiste le théologien dans un ouvrage aussi exigeant qu’engageant.
Qu’est-ce que la fête de Pâques a encore à nous dire ?
Je crois qu’elle est particulièrement significative cette année en raison du confinement et de la menace du Covid. Le mot Pâque ou Pessah, si l’on en revient à son origine juive, veut dire “épargner”, “passer par-dessus”. Il célèbre le fait que Dieu a épargné le peuple hébreu à l’époque de Pharaon. La fête de Pâques est donc une fête de la délivrance. Cette année, nous allons certes la vivre avec la crainte que l’épidémie ne passe pas, qu’elle nous touche, mais aussi peut-être avec une espérance que le monde survive et qu’il puisse même être plus libre que celui que nous avons connu. Ces dimensions de la libération et de la délivrance qui correspondent à la matrice juive de la Pâque sont à redécouvrir et vivre plus intensément cette année.
Et dans le Nouveau Testament, la fête chrétienne de Pâques prend-elle le même sens ?
La Pâque est une double fête à l’époque de Jésus: la fête du “pain sans levain” et de “l’agneau immolé”. Nos hosties sont aussi sans levain de l’époque. Dans la tradition juive, le levain fait monter la pâte comme l’orgueil gonfle l’Homme. Célébrer la Pâque du pain sans levain en 2020, c’est peut-être retrouver de l’humilité alors que le Covid nous a attaqués dans notre orgueil de vouloir tout maîtriser. Chacun aujourd’hui est aussi amené à se demander quel est le levain dont il peut se débarrasser. Le confinement nous invite à hiérarchiser ce qui fait notre vie, à nous consacrer à ce qui compte réellement. Quant à la fête de “l’agneau immolé”, je suis frappé de voir à quel point Jésus, alors qu’il va mourir pendant celle-ci, s’avance vivant vers la mort.
C’est-à-dire ?
La mort de Jésus n’est pas un suicide ni un acte de complaisance avec la mort. Jésus entre dans la mort déjà vivant, car la mort ne peut pas prendre ce qui a été donné. Or, Jésus a non seulement donné, mais il s’est donné lui-même, il a donné sa propre vie. La mort ne peut donc la lui prendre. On le voit dans l’Évangile de Jean : c’est vivant que Jésus entre dans la mort, c’est vivant qu’il en sort. La foi, c’est de croire qu’il en sera de même pour nous. À la suite de cela, la fête de Pâques en 2020 nous invite à redécouvrir ce qui nous rend vivants, ce qui vivifie notre esprit, notre âme ; ce qui nous donne la vie. J’utilise souvent le néologisme “dévivre” qui signifie non pas mourir, mais cesser de vivre. Les humains sont les seuls êtres vivants qui peuvent, avant de mourir, déjà laisser mourir leur vie, leur liberté, leurs ressources d’intelligence, spirituelles, de créativité. Cette année est une occasion unique de redécouvrir la vie vivante, que l’Évangile appelle la “vie éternelle”.
Vivre vraiment, “devenir Soi” comme vous dites dans votre livre, ne pas rester enfermé dans son “moi”, que cela veut-il dire concrètement ? Se donner ?
Le mystère pascal de la mort et de la résurrection nous apprend qu’il n’y a pas de vie vivante sans qu’il y ait eu une mort à quelque chose. Là encore, la crise actuelle nous rappelle que des choses doivent mourir: une vision du monde peut-être trop mercantile, trop axée sur du futile. Et peut-être que si le monde ne change pas, chacun peut redécouvrir que cette propension individualiste à concevoir la vie comme un immense marché dans lequel on consomme sans arrêt est sans doute orgueilleuse. Sans doute est-ce une propension à la “suffisance”, qui signifie à la fois la vanité et l’orgueil, c’est-à-dire le fait d’être à la fois creux et gonflé. Je pense que
la situation que nous vivons et qui nous place devant notre finitude et notre vulnérabilité nous dégonfle, et nous invite à redécouvrir qu’être humain ce n’est pas courir après le temps comme un dératé, ni se suffire à soi-même.
Et en quoi les textes des Évangiles nous permettraient-ils d’adopter un rapport plus ajusté et moins “suffisant” aux autres et à soi ?
Le cœur de l’Évangile, et notamment celui de Marc, c’est l’endroit où Jésus dit : “Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera”. Celui qui veut sauver son “moi-je” perd sa vie, et celui qui est prêt à perdre cette suffisance du moi, gagne un “soi”, c’est-à-dire ce qu’il est authentiquement : un “soi” vivant et un “soi” libre, affranchi de l’angoisse ou de la complaisance pour la mort ou pour le rien. On sort revivifié de cette expérience par laquelle on meurt un peu à notre suffisance.
L’objectif de votre livre est de nous aider à redécouvrir l’inouï de l’Évangile. Mais comment faut-il lire l’Évangile, comment l’approcher ?
Quand je parle de l’Évangile inouï, je n’évoque pas un message sensationnel ni un nouvel Évangile que j’aurais découvert. Je parle bien de l’Évangile que nous connaissons, mais que l’on n’écoute plus tant on le croit déjà connu. L’inouï, le “non-ouï”, se dit d’un sens réfractaire à ce qu’on attend. L’Évangile révèle un sens inattendu, que nous n’aurions pu croire possible, inouï donc! Nous devons écouter l’Évangile avant de le lire ; entendre qu’il nous parle significativement. Or, il n’est pas possible d’entendre l’Évangile si je ne me sens pas concerné par ce qu’il dit. Nous devons engager un rapport vivant au texte, entendre qu’il est une “bonne nouvelle” qui m’est personnellement adressée. C’est seulement dans cette posture, en disant que ce texte est écrit pour moi, que nous pourrons entendre ce qu’il a à nous dire.
Il ne faut pas tant lire le texte, que se mettre personnellement en jeu en le lisant, écrivez-vous…
Oui, car il parle à chacun de nous, qui que nous soyons, et qu’il nous dit ce que vivre vraiment signifie. L’Évangile détient un potentiel d’illumination, de confirmation de la vie en nous, de promesse de libération, de pardon, de justification de la vie. Pourvu cependant que chacun entende à chaque endroit que ce texte lui est destiné personnellement ; même dans les passages énigmatiques ou ceux qui dérangent.
Pourquoi ?
Parce que l’Évangile est une bonne nouvelle pour le “Soi”, celui que je deviens en vérité, mais qu’il est une moins bonne nouvelle pour le “moi-je”. Ce moi-je va résister, car l’Évangile le menace quand il parle de l’humilité et du service. Or, il y a une grandeur du service, et une lâcheté du tyran. Les tyrans sont des couards et les humbles sont grands. L’Évangile opère un retournement des valeurs. Ce que le monde du moi et de la suffisance tient pour grand, l’Évangile le tient pour assez méprisable et insignifiant. Et ce que le monde tient pour insignifiant, l’Évangile le considère comme une grandeur vraie, et une grandeur propre à donner la joie. Non pas le contentement narcissique, mais une joie de confirmation de la vie en nous.
Mais cette joie, encore une fois, passe-t-elle par le don total de soi-même, par l’oubli de soi ?
Je ne dirais pas ça, car le plus beau don que l’on puisse offrir à autrui, c’est la liberté. La seule chose que nous nous devons les uns aux autres, c’est de ne rien nous devoir, c’est cela l’amour. Être Soi relève d’un don ; ce n’est pas le fruit d’un développement personnel, comme on nous le vante tant.
C’est-à-dire ?
Selon l’Évangile, il ne s’agit pas de se faire par soi-même, mais de s’accueillir justifié d’exister. Il y a un abandon de cette préoccupation, car le plus important est d’accueillir ce qui nous est offert, la vie qui nous est donnée. L’Évangile nous révèle que la chose la plus difficile que nous ayons à faire – parce qu’elle nous invite à quitter notre suffisance – est d’accueillir ce qui nous est donné. Or, il est plus compliqué de recevoir ce qui nous est offert gratuitement, que de faire des choses pour être estimé.
En définitive, qu’est-ce que la foi ?
Avoir la foi, c’est faire confiance, se fier a quelqu’un ou à une parole que l’on estime bonne, vraie, juste, pleine de promesse et pleine de sens. Être croyant, ce n’est donc pas trouver probable qu’un Dieu existe tout là-haut, mais c’est se fier à lui de tout son cœur et de toute son intelligence. C’est un acte personnel par lequel le croyant va engager sa vie, car il considère que la parole de l’Évangile donne à sa vie un sens inouï, à nul autre pareil.
Entretien Bosco d’Otreppe Lalibre.be du 11 avril 2020