
Aujourd’hui, le mot Dieu ferme bien des oreilles. Par contre, si je me mets à parler d’énergie intérieure, on commence à m’écouter.
« Le langage est source de malentendu. » C’est le renard du Petit Prince qui l’a dit. Il avait raison. Pour qu’une conversation s’emballe, un seul mot suffit parfois, car il a de multiples significations ! Prendre une feuille de papier et y jeter quelques termes qu’on lui associe permettra à chacun d’exprimer ce qu’il mettait sous ce vocable. On sera bien étonné.
Ainsi pour le mot Dieu. Il pose problème aujourd’hui au point qu’on n’ose plus l’employer. Il ferme bien des oreilles. Il renvoie trop à la religion, cette dernière étant, par un de ces simplismes historiques courants, l’objet d’un amalgame avec les Croisades ou autres dérapages. Le Gott mit uns est tristement célèbre et le In God we trust du dollar américain n’est pas moins ambigu. Ce mot peut donc sembler dangereux et peut justifier le pire, mais aussi le meilleur. Mère Teresa, par exemple, en a fait le moteur de son action.
Qui plus est, « Dieu » apparaît comme une explication facile pour remplacer les points d’interrogation laissés par la science. Ici, on oublie volontiers que pas mal de grands scientifiques de ces derniers siècles étaient des gens profondément religieux. Ainsi, Mgr Lemaître, prêtre particulièrement pieux, auteur, avec Friedman, de la théorie du Big Bang. Il avait bien compris que la foi ne délivrait pas un savoir, mais était une relation à l’intime de lui-même avec Celui qui ne trouve pas sa place dans la chaîne des causes et des effets, mais se situe sur un autre plan et englobe toute réalité.
Il y a encore d’autres explications de cette disgrâce de Dieu. Ce mot semble trop le personnaliser à la manière humaine, comme s’il faisait nombre avec nous. Du coup, on serait tenté de le situer sur un nuage et même de lui offrir une barbe ! Par contre, si je me mets à parler d’énergie intérieure, on commence à m’écouter. Dans notre société multiculturelle et plurireligieuse, cette expression est en effet en consonance non seulement avec notre culture scientifique, mais aussi avec notre goût pour la spiritualité venue d’Orient. Le mot énergie, fréquent aujourd’hui, mais que j’avais plus de peine à accepter, se trouve déjà dans l’ancienne théologie chrétienne des énergies divines. De nos jours, Marshall Rosenberg, un sage de la communication non violente, parle de l’énergie divine d’amour pour évoquer Dieu.
En fait, le vocabulaire à propos de Dieu est bien plus varié qu’on ne le pense. Frédéric Lenoir, par respect pour toutes les traditions, parlera de l’âme du monde. L’auteur belge Frank Andriat utilise le mot l’Intime, s’inspirant sans doute de saint Augustin pour qui Dieu est plus intime à nous-même que nous-même. Des philosophes parleront de la transcendance divine, de l’Absolu, de l’Englobant. Des scientifiques évoqueront l’ultime réalité (Chr. de Duve). Ignace de Loyola parlait de la « Divine Majesté« , invitant à lui parler « comme un ami parle à son ami ». Etty Hillesum, juive morte à Auschwitz, n’hésitait pas à s’adresser à lui en disant « mon Dieu« . François Cheng le rejoint par le mot âme. On peut aussi utiliser l’expression « le Divin« , moins annexée par telle ou telle religion, laissant à chacun l’expérience qu’il en a. Saint Jean, lui, a pu écrire que « Dieu est Amour« , et c’est bien de ce côté-là qu’il faut chercher.
Toutes ces expressions cherchent à nommer la « foi élémentaire » qui habite chacun, à désigner Celui qui garde notre part de mystère. Tout matérialiste que l’on soit, en effet, on reconnaîtra en général que ce qui nous définit, c’est plus que nous-même. Quand nous parlons des questions premières, nous ne sommes cependant pas invités au mutisme, mais à la prudence par crainte d’abîmer ce Mystère qui nous constitue. Le mot Dieu n’aurait-il pas finalement un caractère suffisamment indéfini pour laisser ouverte notre quête de l’indicible ? Nous vivons en effet tous quelque chose de plus profond que l’écume des jours. Qui ne s’est jamais senti en lien intérieur avec plus grand que lui ou enveloppé par une Présence bienveillante ?
Article issu d’une chronique de Charles Delhez, publiée le jeudi 05 décembre 2019 dans La Libre.be