
« Prier implique tout autant une ouverture particulière de notre conscience qu’un retour au souffle et une disposition du corps. Cela touche toutes les dimensions de notre incarnation. » Photo journal Dimanche
A Taizé, il y a quelques années, une élève m’interroge en public : c’est quoi prier ? Elle suscite alors l’hilarité de ses condisciples comme si la réponse allait de soi. Mais lorsque je les interroge, personne n’est capable de lui répondre. La pseudo-évidence révélait un grand vide. Chrétiens, nous avons tous entendu parler de prière, de sacrement, de résurrection… Mais ces concepts sonnent-ils creux ou trouvent-ils en nous un ancrage existentiel ? On peut aussi débiter toute une série d’idées religieuses, témoignant d’une belle culture, mais en les laissant planer dans un ciel dont on resterait éloigné. « Le Ciel est en toi« , disait Angelus Silesius. Si les vérités de foi n’épousent pas notre vérité personnelle, à quoi bon ? La question de mon élève rejoignait celle que je posais à l’âge de six ans à mon institutrice. Que voulait-elle dire en nous invitant à prier « dans » notre cœur ? Je lui demandais concrètement « comment on fait » pour entrer dans son cœur ? Je ne voulais pas seulement en entendre parler. Je voulais le vivre !
Je me demande parfois si le christianisme n’est pas devenu trop cérébral au cours des siècles ? Certes, un christianisme mystique, plus sensible et intériorisé, a toujours existé ; mais la vie spirituelle elle-même me semble parfois trop intellectualisée. On raisonne parfois très bien, mais avec quelle connexion réelle à notre vie ? Bien entendu, il est indispensable d’allier la foi à la raison. C’est un fondement pour toute théologie. Toutefois, attention à ne pas trop cantonner la foi dans des vérités dogmatiques et morales, ou à trop vouloir justifier la vraisemblance de la Révélation chrétienne par des arguments ou des preuves solides ; car on prend le risque de tellement circonscrire le Mystère qu’on l’empêche de se révéler véritablement à nous, en nous, dans toute notre chair humaine. Dieu parle à l’intelligence, mais l’intelligence ne peut s’apparenter à une volonté de contrôle intellectuel qui étouffe la vie spirituelle. On peut exceller dans l’art de parler de la Source mais y a-t-on déjà goûté ?
La foi ne se joue pas seulement dans la tête ! La vie divine n’est pas limitée à notre cerveau conscient, logique et rationalisant. Toute une part de notre vie psychique échappe à notre conscience ordinaire et n’en est pas moins traversée par le divin. Elle s’exprime notamment à travers les rêves. Nous sommes aussi traversés par tant d’émotions et de sentiments qui alimentent notre réalité psychologique, à savoir la vie de l’âme qui n’est pas à dissocier de notre réalité spirituelle. Nous sommes aussi un corps qui a sa part d’autonomie, de mémoire et d’expression. Rien d’étonnant à ce que des pratiques comme les pèlerinages ou le yoga connaissent une popularité grandissante. L’humain a besoin de se reconnecter à son corps, trop longtemps dénigré en Occident. Un corps qui n’est pas détendu ne peut se laisser gagner par la vie divine. Jean-Yves Leloup raconte : « Les jours de shabbat, non seulement on se consacrait à la célébration, à la contemplation, mais aussi au massage (…) Si on soigne le corps, c’est pour qu’il redevienne à part entière ce qu’il est : le temple de l’esprit (…) » L’esprit divin communie à notre propre souffle vital. Là aussi, rien d’abstrait ! « Ruah » pour les Hébreux, « pneuma » en grec, l’esprit s’appréhende en apprenant à respirer ! Diverses techniques de respiration permettent un retour conscient à la dimension spirituelle de l’être. Les premiers chrétiens connaissaient ces pratiques.
Prier implique tout autant une ouverture particulière de notre conscience qu’un retour au souffle et une disposition du corps. Cela touche toutes les dimensions de notre incarnation. Je crois bien que l’essentiel de ce qui se trame dans notre prière échappe en grande partie à notre tête ! C’est un lâcher prise psychique et physique. L’Esprit souffle vraiment où il veut, aussi dans ces contrées personnelles où notre raison ne peut rien dire, ne rien comprendre, ne rien posséder… Quelle délivrance !
Paru dans le journal Dimanche du 21 mai 2023
Sébastien BELLEFLAMME Enseignant et animateur en pastorale