Sainte inquiétude

Une chronique d’Eric de Beukelaer parue dans La Libre.be, ce 27 avril 2018.

L’inquiétude à laquelle je pense est celle qui empêche de traverser la vie en se satisfaisant du monde tel qu’il tourne.

D’aucuns la considèrent comme une faiblesse. Il s’agit en réalité d’une vertu, dont rayonnent les âmes sensibles. Je parle de l’inquiétude. Non pas l’inquiétude narcissique, centrée sur notre petit « moi ». Celle-ci torture l’âme avec ses lancinantes et stériles interrogations : « Suis-je apprécié ? Assez performant ? Qu’est-ce que les gens pensent de moi ? Pourquoi ai-je échoué ? etc. etc. » Non, l’inquiétude à laquelle je pense, est celle qui empêche de traverser l’existence en se satisfaisant du monde tel qu’il tourne. Telles ces personnes qui vivent de façon honorable et parfois même généreuse, mais sans que la souffrance ne les trouble. « La vie est ainsi faite, soupirent-elles, il s’agit de s’en accommoder. »

Les inquiets, quant à eux, vivent en alerte. Leur cœur ne s’est pas blindé au sortir de l’adolescence. Certains sont chrétiens, ou appartiennent à d’autres religions. D’autres sont athées ou agnostiques. On les retrouve dans des associations de transition écologique, d’accueil de réfugiés, de compagnonnage de la jeunesse, de la maladie ou de la vieillesse, de défense des droits de l’homme, de soutien aux plus démunis, de secourisme, de remédiation scolaire, d’aide humanitaire, d’accompagnement psychologique ou spirituel… Ils savent qu’ils ne pourront sauver le monde. Mais c’est plus fort qu’eux : ils veulent faire leur part.

Tel ce colibri, dans la légende que conte Pierre Rabhi. Alors que la savane est en flamme et que les animaux se sauvent, le petit oiseau fait des allers-retours entre la forêt et l’océan pour, à chaque fois, prendre une goutte d’eau dans son bec et la jeter sur l’incendie. Un tatou en fuite l’interpelle en se moquant : « Ce que tu fais ne sert à rien. » Et le colibri de répondre : « J’en suis conscient. Mais je fais ma part. »

Je pense à ce jeune militant altermondialiste et sans religion. Adolescent, il avait croisé une petite vieille, incapable de payer son chauffage, qui lui avait confié avoir si froid en hiver. Des années plus tard, cette voix le tourmentait encore. Comme le colibri, il faisait sa part. Maladroitement peut-être (ces analyses n’étaient pas les miennes), mais avec une réelle noblesse de cœur. Bienheureuse inquiétude. Sainte inquiétude.

La nouvelle exhortation apostolique, « Gaudete et exultate », est un texte puissant. Du pur pape François. Du pur jésuite. Avec au cœur de son propos le « discernement des esprits », si cher à saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie : il s’agit de cette vigilance spirituelle, qui donne de saisir si une pensée ou une action vient de Dieu, ou de nos désirs mondains. Ainsi, écrit le Pape au n°s98-99 de son exhortation : « Quand je rencontre une personne dormant exposée aux intempéries, dans une nuit froide, je peux considérer que ce fagot est un imprévu qui m’arrête, un délinquant désœuvré, un obstacle sur mon chemin, un aiguillon gênant pour ma conscience, un problème que doivent résoudre les hommes politiques, et peut-être même un déchet qui pollue l’espace public. Ou bien je peux réagir à partir de la foi et de la charité, et reconnaître en elle un être humain doté de la même dignité que moi, une créature infiniment aimée par le Père, une image de Dieu, un frère racheté par Jésus-Christ. […] Pour les chrétiens, cela implique une saine et permanente insatisfaction. »

Il ne s’agit pas de culpabiliser parce que nous sommes privilégiés. Mais de se sentir responsables des talents reçus, afin de – tel le colibri – « faire sa part ». « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli; j’étais nu, et vous m’avez habillé; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi. » (Matthieu 25, 35-36) Bienheureuse inquiétude. Sainte inquiétude.

 

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